II
C’était le début de son week-end de quatre jours et il s’attela à la tâche avec toute l’ardeur dont il était capable. Certaines données biologiques lui donnèrent du fil à retordre, et il dut reprendre ses manuels de chimie organique pour se remettre certaines réactions en mémoire. Ce fut une expérience pénible. Cela faisait longtemps qu’il ne s’était pas préoccupé de chimie organique, et il s’aperçut qu’il avait oublié le peu qu’il avait appris.
Au soir du second jour, il avait glané dans ses manuels suffisamment de renseignements et en savait assez pour se mettre au montage.
Il fut un peu contrarié quand Grâce, ayant percé le secret de ses activités, suggéra immédiatement une foule de travaux ménagers à effectuer par le robot. Mais il la détourna tant bien que mal de son projet et, le lendemain, entreprit d’assembler les premières pièces.
Il vint à bout du montage sans la moindre difficulté, car il maniait l’outil avec habileté ; et surtout, il suivait religieusement le grand principe de Brikol’âge : savoir de quoi il retourne avant de commencer.
Tout d’abord, il voulut se convaincre qu’il démonterait le robot dès qu’il serait sur pied. Mais lorsqu’il fut terminé, il lui fallut le voir marcher. Vraiment, raisonna-t-il, ce serait trop idiot d’y avoir consacré tout ce temps sans même pouvoir vérifier si le montage est correct. Cet argument le décida à actionner l’interrupteur de démarrage et à visser la dernière plaque.
Le robot s’anima et le regarda.
Puis il se mit à parler : « Je suis un robot. Je me nomme Albert. Que faut-il que je fasse ?
— Doucement, Albert, répondit vivement Knight. Assieds-toi ; nous allons avoir une petite conversation.
— Je n’ai pas besoin de me reposer, dit Albert.
— Bon, alors, attends. Il ne me sera pas possible de te garder, je te le dis tout de suite. Mais, puisque je t’ai mis en marche, j’aimerais voir ce dont tu es capable. Il y a le ménage à faire, le jardin et la pelouse à entretenir, sans parler du parc que je pensais créer… »
Il s’arrêta soudain et se frappa le front de la main.
« Et les accessoires ! Comment pourrai-je me procurer les accessoires ?
— Aucune importance, dit Albert. Ne vous inquiétez pas. Dites-moi simplement ce qu’il y a à faire. »
Gordon s’exécuta, laissant le parc pour la fin et s’excusant presque de le mentionner.
« Vingt-cinq hectares, c’est beaucoup et tu ne peux pas y consacrer tout ton temps. Grâce a besoin qu’on fasse le ménage ; et il y a aussi le jardin et la pelouse.
— Ecoutez, voilà ce que vous allez faire, dit Albert. Je vais écrire la liste de ce que vous aurez à commander ; après quoi, vous me laisserez faire. Vous avez un atelier bien équipé. Je me débrouillerai.
— Tu veux dire que tu vas fabriquer tes propres accessoires ?
— Ne vous tracassez pas. Où puis-je trouver un crayon et du papier ? »
Knight les lui trouva, et Albert établit la liste des matériaux à commander : pièces d’acier de dimensions et de caractéristiques diverses, barres d’aluminium de plusieurs calibres, fil de cuivre et quantité d’autres articles.
« Voilà ! dit Albert en lui tendant la feuille. Cela ne vous coûtera pas plus de mille dollars, et cela nous permettra de commencer. Vous feriez bien de passer la commande par téléphone pour qu’on puisse s’y mettre. »
Knight téléphona aux fournisseurs tandis qu’Albert fouinait partout. En un rien de temps, il rassembla un amas de vieille ferraille qui traînait dans les coins.
« De la bonne camelote, tout ça », déclara-t-il.
Albert ramassa alors un vieux morceau de fer, alluma la forge et se mit à l’ouvrage. Knight l’observa un moment, puis monta dîner.
« Albert est extraordinaire, dit-il à Grâce, il est en train de fabriquer ses propres accessoires.
— Lui as-tu dit tout ce que je veux qu’il fasse ?
— Bien sûr. Mais il faut d’abord qu’il termine de fabriquer les accessoires.
— Je veux qu’il tienne la maison propre, dit Grâce, et il y a de nouveaux rideaux à couper, la cuisine à repeindre, et tous ces robinets qui fuient et que tu n’as jamais le temps de réparer.
— Oui, chérie.
— Je me demande s’il est capable d’apprendre à faire la cuisine.
— Je ne le lui ai pas demandé, mais je pense que oui.
— Cela va être un vrai soulagement pour moi, dit Grâce. Imagine un peu ! Je vais pouvoir passer toutes mes journées à peindre ! »
Une longue expérience avait appris à Knight ce qu’il fallait faire quand la conversation prenait cette tournure. Il se détachait en quelque sorte, il se coupait tout bonnement en deux. Une partie de lui-même était bien là, assise, à écouter, à faire par moment la réponse qu’on attendait, tandis que l’autre partie restait absorbée par de plus intéressantes pensées.
Ils allèrent se coucher. Knight se réveilla à plusieurs reprises en pleine nuit : il entendait Albert jouer du marteau dans l’atelier du sous-sol, ce qui ne manqua pas de le surprendre. Mais il se souvint qu’un robot travaillait sans relâche, la nuit comme le jour. Les yeux grands ouverts, il resta allongé, à fixer Je plafond obscur et à se féliciter de posséder un robot. C’était provisoire, bien sûr, et il avait l’intention de renvoyer Albert d’ici un jour ou deux. Quel mal faisait-il, après tout, en profitant quelque temps de sa présence ?
Le lendemain, Knight descendit à l’atelier pour voir si Albert avait besoin de lui, mais le robot déclina aimablement son offre. Knight regarda travailler Albert un moment, puis le laissa poursuivre tout seul. Il tenta de reprendre une maquette de locomotive qu’il avait commencée un ou deux ans plus tôt, et qu’il avait abandonnée pour faire quelque chose d’autre. Mais, Dieu sait pourquoi, il ne réussit pas à réveiller son enthousiasme de naguère et, vaguement mal à l’aise, demeura assis, à se demander ce qui n’allait pas. Peut-être avait-il besoin d’un nouveau centre d’intérêt ? Il avait souvent envisagé de s’occuper de marionnettes ; c’était peut-être l’occasion ou jamais de s’y mettre.
Il sortit quelques catalogues et des revues de la maison Brikol, les feuilleta, mais ne parvint pas à se passionner pour le tir à l’arc, l’alpinisme et la construction de bateaux. Quant au reste, cela le laissait tout à fait froid. Selon toute apparence, il manquait singulièrement d’inspiration aujourd’hui.
Il alla donc rendre visite à Anson Lee.
Il le trouva la pipe à la bouche, étendu dans un hamac et occupé à lire Proust ; à portée de main, sous le hamac, se trouvait une cruche.
Lee posa son livre, et indiqua à son ami un second hamac suspendu près du sien. « Grimpe donc ; on va se détendre en bavardant ! »
Knight se hissa dans le hamac ; il se sentait tout bête.
« Regarde un peu ce ciel, lui dit Lee. En as-tu jamais vu d’aussi bleu ?
— Je n’en sais rien, répondit Knight. Je ne suis pas spécialiste de météorologie.
— Dommage ! répliqua Lee. Tu n’es pas non plus spécialiste en ornithologie ?
— J’ai appartenu à un club d’observateurs d’oiseaux.
— Et tu as travaillé la question avec tant de conviction que tu t’es fatigué et que tu as tout abandonné à peine un an plus tard. Ce n’était pas un club d’ornithologie ! Cela ressemblait davantage à de la course d’endurance ! Chacun essayait de voir plus d’oiseaux que son voisin. Vous faisiez un concours. Et je parie que tu prenais des notes !
— Bien sûr ! Quel mal y a-t-il à cela ?
— Rien du tout, reprit Lee, si seulement tu avais pris les choses moins à cœur.
— Moins à cœur ? Pourquoi dis-tu cela ?
— C’est ta façon de vivre. C’est celle de tout le monde à présent. Mais pas la mienne, en tout cas. Regarde ce rouge-gorge sur le pommier, avec son air minable. C’est un de mes amis. Cela fait bien six ans qu’on se connaît maintenant. Je pourrais écrire un livre sur cet oiseau, et s’il pouvait lire, il serait d’accord avec ce qu’il y verrait écrit. Mais, bien sûr, je n’en ferai rien. Si j’écrivais ce livre, je ne pourrais plus observer mon rouge-gorge.
— Tu pourrais l’écrire en hiver, quand il sera parti.
— En hiver, répliqua Lee, j’ai d’autres occupations. »
Il allongea le bras, saisit la cruche et la tendit à Knight.
« C’est du cidre bouché, expliqua-t-il. Je le fais moi-même. Ni par principe, ni par goût, mais simplement parce qu’il se trouve que j’aime le cidre et que, de nos jours, il n’y a plus personne qui sache vraiment le faire. Il faut des vers dans les pommes pour qu’il ait bon goût. »
A l’évocation des vers, Knight recracha la gorgée qu’il allait avaler et rendit la cruelle à son propriétaire. Lee se mit à boire avec délice.
« Mon premier travail sérieux depuis des années », déclara-t-il. Couché dans son hamac, il se balançait, la cruche pressée contre la poitrine. « Chaque fois qu’il me prend l’envie de travailler, il me suffit de regarder de l’autre côté du lac, dans ta direction, pour y renoncer. Combien de pièces as-tu ajoutées à ta maison depuis qu’elle est construite ?
— Huit ! répondit Knight fièrement.
— Mon Dieu ! Est-ce possible ? Huit pièces !
— Ce n’est pas difficile, protesta Knight, une fois qu’on a pris le coup. À dire vrai, c’est même amusant.
— Il y a deux cents ans, les gens n’ajoutaient pas huit pièces à leur maison. D’abord, ils ne construisaient pas leur maison eux-mêmes. Et ils ne pratiquaient pas une douzaine d’activités différentes pendant leurs loisirs. Ils n’en avaient pas le temps.
— C’est facile maintenant. Il suffit d’acheter un coffret de Brikol’âge.
— Ce qui est surtout facile c’est de se faire avoir, reprit Lee, de vous donner l’impression de faire quelque chose d’utile quand, en réalité, on perd son temps. Pourquoi crois-tu que ce… comment dis-tu ? Brikol’âge… ait eu tant de succès ? Crois-tu que les gens en aient vraiment besoin ?
— C’est économique. Pourquoi dépenser de l’argent pour faire faire quelque chose, quand on peut le faire soi-même ?
— C’est peut-être une explication. C’était peut-être la raison à l’origine. Mais on ne peut pas donner cet argument-là pour justifier la construction de huit pièces supplémentaires. Personne n’a besoin de huit pièces en plus. D’ailleurs, je doute que, même a l’origine, ce souci d’économie ait été l’unique motif. Les gens avaient plus de temps de libre qu’ils n’en pouvaient utiliser : c’est pourquoi ils se sont tournés vers ces marottes. Et s’ils continuent aujourd’hui, ce n’est pas qu’ils aient besoin de ce qu’ils fabriquent ; c’est parce qu’ils occupent ainsi le vide créé par la réduction des heures de travail, par ce temps libre que l’on a donné aux gens, et dont ils ne savent que faire. En ce qui me concerne, ajouta-t-il, je sais à quoi l’utiliser. »
Il souleva la cruche, en but une rasade, puis la tendit de nouveau à Knight. Cette fois-ci, Knight refusa.
Etendus dans leurs hamacs, les yeux perdus vers le ciel bleu, ils contemplaient le rouge-gorge minable. Knight s’aventura à dire qu’il existait un coffret Brikol permettant aux citadins de construire des oiseaux robots, mais Lee eut un rire de commisération. Gêné, Knight n’osa pas poursuivre.
A son retour chez lui, Knight trouva un robot occupé à tailler la haie de la palissade. Muni de quatre bras armés de cisailles en guise de mains, il travaillait avec rapidité et efficacité.
« Tu n’es pas Albert, il me semble ? demanda Knight, inquiet de savoir comment ce robot inconnu était arrivé dans son jardin
— Non, répondit le robot, tout en continuant sa tâche. Je m’appelle Abraham. C’est Albert qui m’a fabriqué.
— Fabriqué ?
— Albert m’a fabriqué pour tondre le gazon. Vous ne pensiez tout de même pas qu’Albert allait se livrer lui-même à un travail de ce genre ?
— Je n’ai pas la moindre opinion là-dessus, répliqua Knight.
— Si vous avez envie de bavarder, il vous faudra me suivre. Je dois continuer mon travail.
— Où se trouve Albert, maintenant ?
— Au sous-sol, en train de fabriquer Alfred.
— Alfred ? Un nouveau robot ?
— Mais oui ! C’est à cela que sert Albert. »
Knight sentit ses forces l’abandonner et, cherchant un appui, s’adossa à la clôture.
D’abord un seul robot, puis deux ! Et voilà maintenant qu’Albert était en train d’en fabriquer un troisième au sous-sol. Voilà pourquoi Albert lui avait demandé de passer une commande d’acier et de matériaux divers ! Mais la commande n’avait pas encore été livrée… Alors, il avait dû créer ce robot, cet Abraham, en utilisant toute cette ferraille qu’il avait récupérée…
Knight se précipita au sous-sol, et y trouva effectivement Albert, travaillant à la forge. Un autre robot était partiellement monté, et des pièces détachées jonchaient le plancher.
Ce coin du sous-sol avait l’air de sortir tout droit d’un cauchemar métallique.
« Albert ! »
Albert se retourna.
« Que se passe-t-il donc ici ?
— J’enfante, lui répondit Albert d’un ton aimable.
— Mais…
— On m’a donné l’instinct maternel. Je ne sais vraiment pas pourquoi on m’a appelé Albert. J’aurais dû avoir un nom de femme.
— Mais tu ne devrais pas pouvoir fabriquer d’autres robots !
— Allons ! Ne vous inquiétez donc pas ! Vous voulez des robots, n’est-il pas vrai ?
— Eh bien oui, il me semble.
— Alors, je vous en ferai. Je ferai tous ceux dont vous aurez besoin. »
Et il reprit son travail.
Un robot qui fabriquait d’autres robots ! Il y avait une fortune à faire ! Les robots se vendaient au bas mot dix mille dollars pièce ; Albert en avait déjà fabriqué un, et en terminait un second. Vingt mille dollars ! se dit Knight.
Et puis, qui sait ? Albert pourrait peut-être en faire plus de deux par jour. 11 avait, cette fois-ci, utilisé des résidus métalliques ; mais avec du matériel neuf, quand la commande serait livrée, peut-être pourrait-il augmente :’le rythme de production…
Mais déjà, avec deux par jour, cela ferait un demi-million de dollars de robots par mois ! Six millions par an !
Cela ne collait pas, pensa-t-il ensuite en s’épongeant le front. En principe, un robot ne pouvait pas fabriquer d’autres robots. Et à supposer qu’il existât un robot capable de le faire, chez Brikol on ne s’en serait pas séparé.
Pourtant, ce n’était pas un rêve : il y avait bien là un robot, qui n’était même pas à lui, et qui produisait d’autres robots à un rythme étourdissant.
Il se demanda s’il fallait un permis quelconque pour fabriquer des robots. C’était là une question qu’il n’avait jamais eu l’occasion de se poser, ou de poser à autrui auparavant, mais qui semblait raisonnable. Après tout, un robot n’était pas une simple machine ; il était presque doué de vie. Knight se doutait qu’il pourrait bien y avoir des lois, des règlements, ou quelque chose comme des contrôles officiels, et il se demandait avec une vague inquiétude combien d’infractions il était peut-être en train de commettre.
Il posa le regard sur Albert, encore en plein travail, et eut la certitude qu’Albert ne partageait pas sa façon de voir.
Il monta alors à l’étage, et se dirigea vers la salle de jeux qu’il avait ajoutée à sa maison plusieurs années déjà auparavant, et dont il ne s’était pratiquement jamais servie ; elle était pourtant tout installée, avec ses tables de ping-pong et de billard en provenance de la maison Brikol. Dans la salle de jeux inutilisée se trouvait un bar qui ne servait pas. Il y trouva une bouteille de whisky. Après cinq ou six verres, la vie lui parut moins noire.
Papier et crayon en mains, il essaya de faire le bilan de l’opération. Quelle que fût la manière dont il abordât le problème, il aboutissait au même résultat : il allait s’enrichir plus vite que jamais personne avant lui.
Toutefois, il pressentait de possibles difficultés : il allait vendre des robots sans moyen apparent de les fabriquer ; il y avait aussi cette question de permis, s’il lui en fallait un, et probablement bien d’autres choses dont il n’avait pas la moindre idée.
Mais, quelles que soient les complications qui pourraient survenir, ce n’était guère le moment de se sentir déprimé, alors même qu’il lui fallait faire face à une évidence : d’ici un an, il allait se trouver multimillionnaire. Il eut donc recours à la bouteille et s’enivra allègrement pour la première fois depuis près de vingt ans.